
Littéralement, « name and shame » veut dire « nommer et faire honte ». Il s’agit de montrer du doigt une entreprise ou une personne qui se serait mal comportée, et de la livrer ainsi au jugement populaire. Prisée par les anglo-saxons avec des dérives de type lynchage, la pratique a été introduite dans la vie politique française par Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, afin de mettre les entreprises en face de leurs responsabilités (1). Le « name and shame » est entré dans la loi, le 28 septembre 2018, via un amendement au projet de loi Pacte qui obligera les entreprises sanctionnées pour non-respect des délais de paiement, à rendre public leur sanction dans la presse, à leurs frais. Les citoyens pourront voir le nom de l’entreprise sanctionnée dans leur quotidien local. « Je crois au caractère dissuasif de cette disposition car pour une société, il n’y a rien de plus précieux que sa réputation », a souligné Bruno Le Maire.
La méthode a fait des petits. Parmi les plus récents; retenons la publication et la diffusion sous le hashtag #balancetonmaire, de la liste des villes ayant augmenté récemment les impôts locaux, la vague d’indignation suscitée chez les élus a forcé le gouvernement à s’en désolidariser; citons encore l’éclat de colère de François Ruffin et la publication sur sa page FaceBook du nom des élus n’ayant pas retenu une proposition de loi sur l’accompagnement des enfants handicapés en milieu scolaire (2), publication suivie d’une déferlante d’insultes sur les mails des parlementaires concernés.
Cette pratique divise la classe politique, entre efficacité et questions éthiques. Catherine Larrère (3), spécialiste de philosophie morale et politique, considère « qu’avec le ‘name and shame’, on attire l’opprobre sur l’autre,(…) Cela rappelle finalement l’Ancien Régime, lorsqu’on attachait les condamnés à des piloris et qu’on les offrait à la vindicte populaire. »
Pour l’historien Jean Garrigues (4), passer par les citoyens pour interpeller les élus est quelque chose d’assez inédit, une sorte de rencontre un peu étonnante entre les pratiques de dénonciation ou de critique ad hominem propre aux extrêmes, et une sorte d’appel à la démocratie participative. Si l’anonymat que permet les réseaux sociaux décuple la dénonciation et sa violence, c’est avant tout la dimension de la représentation, en l’occurrence de la représentation parlementaire qui est mise en question. Élire un député, c’est une délégation de confiance. Ces techniques en renforçant le sentiment de défiance peuvent être dangereuses car elles discréditent le travail parlementaire et court-circuitent le débat.
À la fin de son séminaire XVII, Lacan fait, lui aussi, le choix de faire honte à son public. J-A Miller dans sa Note sur la honte (5), distingue honte et culpabilité, la honte fait appel à un Autre plus primordial, non pas qui juge, mais qui donne à voir, touchant ici au plus intime du sujet, à sa jouissance. A l’envers de toute fixation identificatoire, le pari de Lacan est alors de restaurer le signifiant maître, avec cette précision, que l’opération analytique vise à séparer le sujet du signifiant maître, mais aussi à ce qu’il sache en avoir un et le respecter. Miller (6) poursuit: « si le système qui tient au signifiant maître produit de la honte, ceux qui se situent hors de ce système( …) se placent dans l’impudence ». Le revers du « Name and Shame », anonymat, effet de masse, déferlement de haine qui s’administre hors toute loi, est de ce côté.
E Laurent (7), de son côté, met en parallèle, l’expérience politique telle que l’a formulée Marcel Gauchet, et l’expérience analytique, comme expérience du conflit, d’une division irréductible. L’effondrement du politique, puis le passage par le discours droit-de-l’hommiste, en arrive à un discours réduit à la demande de réparation du droit individuel lésé. Il nous invite, pour mettre à distance la haine de l’Autre en nous, à nous mettre à distance de notre prochain de la bonne façon, au lieu de tout traiter comme semblable.
C’est ce pari que soutient le forum: « Les discours qui tuent » en appelant au débat et à la conversation.
(1) Entreprises : les députés renforcent le « name and shame » pour les mauvais payeurs, Marie Bellan 27/09/2018.
(2) Élus: le jeu dangereux du « name and shame », Le Monde jeudi 25 octobre 2018, lemonde.fr.
(3) Le « name and shame » a ses limites Bérengère Margaritelli , le 09/07/2017, lacroix.fr
(4) LE MONDE | 24.10.2018, propos recueillis par M Rescan
(5) J-A. Miller., Note sur la honte site http://www.wapol.org/fr/
(6) J-A Miller., Ibid.
(7) E. Laurent., La honte et la haine de soi, Elucidation N° 3, 2002, p 24.